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Lauréat du concours de la meilleure nouvelle 2021

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CHERIF Mohamed Nadir

Charif Mohamed Nadir, né à Boumerdes, Algérie le 21/01/1995. Il obtient un bac scientifique en 2014 et fait des études en langue étrangère française à l’université de Batna 2 où il vit actuellement (pas à l’université). Spécialisé en littérature et
approches interdisciplinaires, il trouve dans cette formation riche en cultures l’écho des voix qui l’appelaient et le guidaient vers l’écriture ainsi que le courage de les écouter.

Le 21 Mai 2003 et suite au tremblement de terre de Boumerdes, le jeune garçon alors âgé de 8 ans, se découvre une passion dans la lecture faute de présence d’autres formes de divertissement à cause des dégâts causés par le séisme. Il y trouve un monde oú la seule limite est sa propre imagination, un monde oú il verrait bien sa créativité s’épanouir. Sa passion pour la fiction s’étend au-delà du médium écrit, il puise son inspiration de toutes sortes de films ou de séries télévisées. Il entreprend ses premières tentatives d’écrire à l’âge de 20 ans mais n’a jamais
considéré publier, « Le projet Safeguard » est sa première nouvelle projetée au public.

 

Il enseigne actuellement la langue française au niveau de l’université de Batna 2 dans le Centre d’Enseignement Intensif de Langues oú il a l’opportunité d’assouvir une soif enfouie en lui, celle de venir en aide aux apprenants qui en ont besoin, celle que lui procure le soudain regard satisfait d’une question répondue. Il désire améliorer la qualité de la formation linguistique en Algérie et rêve qu’un jour il puisse proposer un manuel d’enseignement qui ait avant tout l’étudiant Algérien à l’esprit..


Le projet Safeguardtre

Les rayons d’or éblouissants du soleil couchant saignaient d’une couleur cramoisie les
contours déjà effacés des nuages. Me voilà devant une plage familière mais sans la moindre idée de comment je me retrouve ici, ni pourquoi. M’aventurant à pas feutrés, comme si je n’étais point supposé me trouver ici, je ne pus m’empêcher de constater qu’en dépit du reflet chaleureux qui s’esquissait sur les vagues de la mer, celle-ci ne semblait pas en être moins sévère et glaciale ; une force de la nature ornée d’un calme douteux qu’il ne fallait à tout prix pas offusquer sous peine de se faire avaler. Les cris infernaux des mouettes agitées venaient compléter le tableau atroce d’un parfait souvenir que je croyais enfoui au fond de moi. Un souvenir que je m’interdisais de souiller en le revisitant. Mais plus mes pas incertains exploraient cet endroit, plus il m’était clair qu’il s’agit du même rivage oú nous avons passé nos derniers moments ensemble, ma femme et moi. Ce souvenir est mon plus précieux, mais sachant qu’il allait aussi être question de notre dernière fois réunis, c’est également ma plus profonde lacération. 

J’aurais juré être seul dans les lieux il y a quelques secondes seulement, mais je me trompais apparemment. J’apercevais maintenant une silhouette au pied des vagues. Même trois. Une femme, assise sur le sable les genoux liés sous les bras. Son regard se perdait dans l’horizon, ou peut-être surveillait-il les deux enfants devant elle ? Difficile de trancher, j’étais trop loin pour en avoir le cœur net. « C’est elle, c’est Manuella. », je conclu après m’être assez rapproché. Je reconnaitrais un seul de ses cheveux noirs entre mille autres. Mes pas s’accéléraient avec peine, je pouvais sentir que j’y mettais plus de poids car mes pieds s’enfonçaient plus profondément dans le sable, mais qu’à cela ne tienne, je me débattrai contre le diable lui-même pour revoir son visage. Mon cœur bat à toute allure, ma respiration s’affole et mon ventre noue une grosse boule au milieu. Voilà des années que je n’avais pas ressenti une telle exaltation, je crois… Ma notion du temps est troublée, j’espérais que mon épouse allait m’éclairer sur certaines zones d’ombre : comment ai-je atterri ici ? Comment se fait-il qu’elle soit vingt-ans plus jeune ? Suis-je mort et me voilà au paradis avec elle ?

« Manuella ! », lui criai-je à bout de souffle. « Trésor ! C’est moi ! C’est Norman ! »

Elle ne répondait pas. Son expression vide ne flanchait pas au son de ma voix. Pas comme si elle m’ignorait mais comme si elle ne m’entendait pas, ni me voyait. J’avais tort, je suis mort et me voilà en enfer oú je ne peux même pas adresser la parole à ma bien aimée. J’ai hurlé mais rien n’y fait, elle regarde en direction des enfants. Qui sont-ils? J’ai également tenté d’établir un contact avec eux mais je n’eus aucune réponse. Je remarque aussi qu’ils n’ont pas de visage, ces gosses. Je distingue leurs voix malgré les incessants soupirs capricieux de la mer et les chants assourdissants des oiseaux. Des voix d’enfants, riantes et joyeuses. Il s’agit d’une fille, probablement plus âgée mais certainement plus grande que le petit garçon. Elle jette un ballon au loin et rit à la vue de son frère qui court le chercher afin qu’elle le rejette à nouveau. Manu et moi n’avons jamais eu d’enfants, mais j’ai toujours rêvé que si nous en avions eu, ils seraient similaires à ceux-là. Il m’était clair à ce moment-là que j’étais dans un rêve, c’était la seule explication. Je m’assis alors à côté d’elle, résigné. Autant apprécier les quelques moments qui me restaient auprès d’elle. Je regarde ses yeux et je ne pus m’empêcher
de sourire. Elle me manque tellement, je donnerai cher pour entendre sa voix juste une fois avant de me réveiller mais je savais au fond de moi que ça n’allait pas arriver. Le vent agitait la mèche droite de ses cheveux autour de ses yeux, je tendis alors ma main pour les remettre derrière son oreille. Elle est si magnifique. Mes yeux s’humidifient légèrement à l’idée de ne pas pouvoir la revoir pour de vrai, mais je m’estime heureux d’avoir pu le faire au moins en rêve. Je soupire en regardant un peu autour de moi. Le ciel se couvre de nuages soudainement, le temps devient plus frisquet et la mer s’agite. Je m’affole et regarde en direction de Manu qui, à ma surprise, me regarde à son tour. Son expression a changé d’un vide existentiel à une colère rancunière. Je vois ses lèvres bouger mais je n’entends pas ce qu’elle me hurle à cause des mouettes qui couvrent le son de sa voix par la leur, j’ai toujours détesté ces saloperies. C’est tout, c’est tout ce dont je me rappelle. La prochaine chose que je vois c’est ce ventilateur de plafond tourner particulièrement vite, probablement la raison pour laquelle il faisait frisquet. Je me suis réveillé dans une chambre d’hôpital absolument parfaite. Les murs reflétaient le blanc des draps de mon lit, le sol reflétait le vert des plantes que je pouvais entrevoir à travers la fenêtre. Irréprochablement propre et bien éclairée, si ce n’est qu’un tantinet trop froide. Il m’a fallu quelques minutes d’admiration pour cette rare vue avant de réaliser que je n’étais pas seul. Au coin de la pièce était assis un homme, la quarantaine, affublé d’une longue blouse blanche que j’ai dû confondre avec le mur immaculé derrière lui. Il me fusillait d’un regard calme mais maintenu, j’aurais juré qu’il n’avait pas cligné des yeux pendant tout ce temps. Il m’observait sans le moindre mouvement, s’il ne me fixait pas intensément j’aurais pensé qu’il s’agissait d’un mannequin. Nous maintenons le contact visuel en silence pendant quelques moments durant lesquels je ne ressens ni frayeur ni gêne, je ne sursaute même pas à la vue de sa présence pourtant sinistre. Je suis probablement épuisé et mes réactions en souffrent. Ce n’est qu’alors qu’il brise le silence.

« Vous nous avez causé une peur bleue, jeune homme. Bienvenu parmi les vivants. », me lance t-il avec un sourire maladroit au coin des lèvres. Je ne réponds pas, en grande partie parce que j’ignore ce qu’il m’est arrivé, j’ignore comment j’ai atterri ici, exactement comme dans le rêve. Je regarde le plafond, lui signalant que je ne suis pas disposé à répondre, qu’il va devoir diriger la conversation lui-même.

« Vous rappelez-vous de votre prénom ? »
« Norman. »
« Quel est votre dernier souvenir, Norman ? »
« Vous. »
« Je vois. », conclu-t-il en notant brièvement sur son bloc-notes. « Savez- vous en quelle année nous sommes ? »
« …2080 ? », je réponds après quelques secondes d’hésitation. Il se lève lentement et se dirige vers la fenêtre.
« Il y a de cela deux semaines, une équipe d’explorateurs a été expédiée vers la mer de Béring après que de très violentes activités sismiques y soient survenues et ont fait resurgir la côte Ouest de l’Alaska, autrefois enfouie sous mer. »

Autrefois ? Ma surprise est cette fois visible, je le regarde de nouveau mais je n’ai même pas le temps de digérer l’information qu’il reprend déjà. « Grâce à l’état dans lequel se trouvait la terre, jusque-là submergée, l’équipe est parvenue à retrouver un laboratoire souterrain non répertorié. Les fouilles ont révélé qu’il s’agissait d’un bunker destiné à abriter des sujets préservés cryogéniquement. Parmi les deux cents cinquante capsules d’hibernation retrouvées, la vôtre était la moins abimée. Vous êtes le dernier survivant de votre époque, félicitations. »

Après qu’il m’ait raconté ça je n’ai plus fait attention à ce qu’il disait. Ses paroles semblaient familières, je me rappelais la raison de notre dispute, Manu et moi. Elle a refusé de se faire cryogéniser malgré la menace nucléaire imminente à laquelle nous faisions face à cette époque. Heh, voilà que je me mets aussi à dire époque, probablement parce que j’ai l’impression que ces souvenirs sont tellement lointains, tels des histoires qu’on nous raconte et qui nous semblent familières ou nous provoquent des déjà-vus. J’ai décidé de le faire, de préservé mon corps. Pourquoi ai-je fait ça ? Pourquoi l’ai-je abandonné ? Je me redresse sur le bord du lit, partiellement surpris d’en être capable. J’arrive même à me lever sans trop de peine, à marcher, ça doit être grâce à l’avancée technologique. Le docteur essaye de m’en dissuader mais je n’ai aucune envie de rester dans cette chambre. Il capitule alors et pointe du doigt une valise. « Des affaires pour vous, pour vous aider à démarrer votre nouvelle vie. Ne vous forcez pas trop, votre corps n’a pas entièrement récupéré. »

Je me dépêche d’enfiler les vêtements que j’ai trouvé dans la malle, le style classique
est réellement immortel hein. Je sors de ma chambre et je suis surpris par une voix féminine venant des murs qui me guide vers la sortie en me souhaitant un prompt rétablissement, accompagnée de flèches me pointant dans les bonnes directions. En chemin je ne peux m’empêcher de regarder à travers les vitres des chambres d’autres patients. La majorité étaient vides à l’exceptions de l’occasionnel changement de prothèse, des bras, des jambes. Ces prothèses semblaient plus réelles que nature, allant jusqu’à avoir une texture fidèle à celle de la peau humaine, avec des poils et des pores parfaitement répliqués. C’était impressionnant mais pas particulièrement surprenant, compte donné du saut dans le temps que j’ai fait. Ce qui était surprenant en revanche c’est qu’il n’y avait pas de patients alités, pas de convalescents. Aurions-nous finalement vaincu la maladie ?

À la sortie de l’hôpital je me retrouve devant les rues de l’an 2284. Je ne cesserai jamais
d’être impressionné par la propreté des lieux. La vue est d’une splendeur à faire rougir
Manhattan de mon époque. Les buildings brillent et reflètent les belles couleurs vives des voitures allant et venant. Les gens, tous souriants et joviaux, se promènent le cœur léger. Qui a dit que le futur devait être apocalyptique ? J’aperçois un arrêt de bus à quelques pas, je m’y arrête donc, j’ai envie de visiter.

« Coucou. »

Je me retourne en sursaut, je n’en croyais pas mes oreilles, et dès que mon regard se fixe sur elle, mes yeux non plus. C’est Manuella. J’en reste bouche-bé, les yeux écarquillés.
« Pardon. Comment ça se fait que je vous ai surpris ? »

Me tromperais-je ? Inconcevable, je ne pourrais jamais la confondre avec une autre, c’est elle, aucun doute. 

« Allo ? Y a quelqu’un là-dedans ? »

« Manu ? »

Elle fait une pause de quelques instants puis relance.

« C’est curieux. Comment connaissez-vous mon surnom alors que vous n’êtes pas sur ma base de données ? Qui êtes-vous ? »

On ne le croirait pas, mais être vouvoyé sans ironie par sa bien-aimée est extrêmement
douloureux. Quand elle vous demande qui vous êtes, c’est carrément bouleversant.

« C’est Norman ! », m’écriais-je dans l’espoir qu’elle me reconnaisse.

« Nan, ça me dit rien. Vous devez me confondre avec quelqu’un d’autre. Vous êtes sûr que tout fonctionne bien dans votre tête ? », plaisante-t-elle en me signalant de me pousser pour qu’elle puisse s’assoir. « Moi, c’est Manuella. »

Je ne sais pas quoi dire, devrais-je tout lui raconter ? Quelque chose me dit que ça ne servirait à rien. Et qu’entend-elle par « base de données » ? Je suis confus. 

« Oú est-ce que vous vivez ? », me demande-t-elle.

Dois-je mentir ? Il serait plus simple de mentir.

« Je ne sais plus, j’ai été repêché d’Alaska après plus de deux cents ans de sommeil
cryogénisé. Je n’ai plus oú aller. »

J’aurais dû mentir, comme beaucoup de fois. Mais je n’ai jamais pu le faire, pas avec elle.

« Ah je vois, vous devez être le fameux « dernier homme entièrement organique sur terre»
dont mon mari m’a tant parlé. »
Son mari ?
« Votre mari ? »
« Oui, vous avez dû le rencontrer, c’est le médecin chargé de votre cas. »
Je suis encore plus confus. Je ne suis pas sûr de tout suivre, mais je suis triste, jaloux et un peu
en colère. Le bus arrive, je la vois se préparer à monter, je veux la suivre. Elle me dit que ça
leur ferait plaisir, son « mari » et elle, de me tenir compagnie le temps que je me remette sur
pied et que je trouve ma voie.
« Et du coup, vous avez tous des prothèses cybernétiques maintenant ? », je demande.
« Absolument. Contrairement aux homologues organiques, elles sont plus durables et
facilement remplaçables. Techniquement je pourrais courir vers ma destination sans craindre
la fatigue, mais c’est quand-même pas aussi rentable que les moyens de transport car le cout
en énergie sera plus élevé. »
Je me demande s’il en est de même pour les organes internes. « Absolument, oui. »,
qu’elle me répond. Comme le bateau de Thésée, beaucoup de ces gens ont été replacés de
toute pièces, sont-ils toujours humains ? Est-ce que l’espérance de vie de l’humain s’en est vue
augmentée ? Est-ce la raison pour laquelle Manu ne se souvient plus de moi ? Elle m’aurait
juste oublié parce que ça fait tellement longtemps ? En même temps que je me torture l’esprit
avec ces pensées, je remarque que les autres passagers changent fréquemment de place au fur
et à mesure que le bus avance. Voilà qu’elle même se lève et se dirige vers le siège le plus
proche de l’entrée du devant. Je la suis, mais c’est très curieux. Je lui demande la raison de ce
comportement.
« Oh. Umm, j’imagine que ça doit vous sembler bizarre. C’est une idiosyncrasie qu’on a
développée, c’est un besoin chez nous d’être le plus optimal possible dans tout ce qu’on
entreprend. En m’asseyant dans ce siège je suis plus proche de ma destination que lorsque
j’étais dans l’autre. C’est grâce à ce souci de l’optimisation qu’on a des rues propres et une
planète saine. », dit-elle avec un sourire qui m’a tant manqué.
« Et oú allons-nous, du coup ? »
« Je vais chercher nos enfants de la garderie. »
Une fille et un petit garçon. « Nous en avons deux : Une fille et un petit garçon. », elle confirme.
Comment l’ai-je su ? Comment ai-je su qu’elle avait deux enfants dans mon rêve ? Qu’est-ce
qui m’arrive ? J’ai l’impression que ma mémoire et mon vécu ne sont pas synchronisés.
« Je suis déjà en retard pour les récupérer, ils doivent s’impatienter. »
En retard ? Cela ne ressemble guère à Manu. « En retard de combien ? », je demande.
« Ça va bientôt faire 3 heures. Je devais réparer leurs lits. Ça m’a pris toute l’après-midi,
oups. », grimace-t-elle. Comment peut-elle en rire ? La Manu que j’ai connu n’aurait jamais
laissé ses enfants attendre seuls. Le futur est bizarre.
Le bus s’arrête, on s’apprête à en descendre quand soudain j’ai ce réflexe de la prendre par
le bras et de l’empêcher de descendre.
« Mais lâchez-moi ! Qu’est-ce qui vous prend ?! », s’écria-t-elle. C’est à ce moment qu’une
voiture s’écrase à vitesse grand V sur l’arrêt de bus. C’est quoi ce bordel ? « Comment avez-
vous su ? », elle interroge. Excellente question. Elle se calme rapidement et me remercie de lui
avoir épargné beaucoup de dépenses. J’ai à peine le temps de souffler qu’une autre voiture,
rapide comme une fusée, vient s’écraser sur les débris de la précédente, provoquant une
importante détonation dont l’impact nous projette hors du véhicule à travers les vitres. J’ai
toujours imaginé passer mes derniers instants sur terre à regarder Manu, certes pas en train
de bruler vive, mais d’une certaine manière j’ai eu ce que je souhaitais ; une mort rapide.
Adieu monde cruel. En l’espace des brefs moments avant de rendre mon dernier souffle,
j’aperçois le docteur, au loin dans la foule, en train de me fixer.
Ce ventilateur, je l’ai déjà vu quelque part. Oú suis-je ? Une chambre d’hôpital ? C’est
très propre, bien que froid. « … vers la mer de Béring après que de très violentes activités
sismiques… ». Qui est-ce ? Un médecin ? Pourquoi il me fixe depuis tout à l’heure ?
« …abriter des sujets préservés cryogéniquement. ». J’ai dormi pendant tout ce temps ? Je dois
sortir. « Des affaires pour vous, pour vous aider à démarrer votre nouvelle vie… ». Oú vaisje ? Je dois suivre la voix et les flèches. La ville est splendide, tout est d’une propreté maladive.
J’ai envie d’explorer l’endroit. Je sais ! L’arrêt de bus. « Coucou. ». Manuella ! C’est bien
elle ? Le bus arrive mais quelque chose m’empêche de monter, pourquoi ? Et pourquoi est-ce
que j’empêche Manu d’y monter aussi ?
« Qu’est-ce qui vous prend ? », m’interroge-t-elle en dégageant son coude de mon emprise.
« Il…Il faut éviter ce bus à tout prix. Je crois… »
« Pourquoi ça ? »
« Je crois qu’il est dangereux d’y monter. »
« Dangereux ? Non mais vous vous entendez ? Il n’existe plus de danger. Nous sommes
immortels. »
« Immortels ? »
Le bus démarre sous les cris ennuyés de Manuella. « J’espère que vous êtes satisfait, à cause
de vous je vais être encore plus en retard pour retrouver mes enfants. »
« Comment ça, immortels ? Pouvoir changer de membres guérit les handicapes physiques, pas
la mort. »
« On peut tout remplacer, y compris nos cerveaux. Bon j’arrête de perdre mon temps avec vous,
vous avez clairement besoin d’un rééquilibrage. », dit-elle en se lançant à pied dans la route,
prête à traverser. Immortels et tout remplacer y compris nos cerveaux ? Elle ferait référence
à la singularité technologique ? Je cours la rattraper pour en savoir plus quand je vois le
docteur au loin dans la foule à me fixer du regard, encore. Le temps se gâte soudainement, un
orage se forme rapidement dans les cieux. Nous regardons en haut avec réticence et j’ai tout
d’un coup le reflexe de courir vers Manuella de toutes mes forces. La seconde oú je la prends
par le bras m’apprêtant à courir comme un rescapé, un éclair nous foudroie tout deux. J’ai
l’impression d’être mort des milliers de fois.
Le ventilateur, encore. Je suis prisonnier dans une boucle temporelle ? Manu ! Je dois
la sauver ! « … très violentes activités sismiques… ». Ouais, la ferme ! Je cours hors de
l’hôpital pour ce qui me semble être la millième fois. Voilà l’arrêt, j’accours. Une seconde.
Que se passe-t-il si elle ne me rencontre jamais ? Vais-je briser le cycle ? La voilà dans le bus,
j’espère que tout ira bien. Pour l’instant tout semble aller pour le mieux, le bus a démarré sans
encombre. Tant mieux, je préfère ne jamais la revoir et qu’elle aille bien que de la voir mourir
devant mes yeux indéfiniment. Mais j’ai à peine le temps d’exhaler mon soupir de soulagement
que je vois le bus dans lequel elle est montée se faire renverser. « Non ! », je m’écrie. Nom de
dieu, pas encore. Pourquoi est-ce que personne ne semble affolé par l’accident ? Pourquoi
personne ne va aider les passagers ? « Aller, meurs. Meurs ! Pourquoi je ne meurs pas ? Meurs
et revient dans la chambre ! », mais rien ne se passait. Je commençais à paniquer, pensant que
j’allais devoir vivre avec sa mort indéfiniment. Le voilà, le docteur, derrière son bloc note à
me fixer de nouveau. C’est quoi son problème ? Je vais le rattraper cet enfoiré. Dans ma
course vers sa direction, une grosse barre de fer qui s’est envolée du bus renversé vient
s’écraser sur ma tête. Cet homme est-il un dieu ?
Un dieu ? Voilà qui est amusant. Je suis loin d’être un dieu. Je ne suis qu’un savant fou
avec bien trop de temps libre entre les mains, et encore plus de remords. Ou devrais-je dire,
nous le sommes. Ça fait combien de temps ? Deux cents ans que nous sommes bloqués dans
cette même étape ? Il semblerait tout de même qu’il y ait du nouveau. Son intelligence
artificielle semble avoir développé la capacité d’extrapoler des faits à partir de résidus
mémoriels après la suppression partielle de sa base de données. Les lignes de code restantes
tentent de remplir les vides laissés par celles supprimées pour compenser le manque de
données. Enfin une vraie progression, c’est un grand pas vers l’objectif : perfectionner
l’Algorithme humain. Il se relève de ce lit à nouveau, encore et toujours. Souffrir la mort de sa
femme indéfiniment ne l’affaibli pas, c’est même le meilleur moyen de m’assurer qu’il
n’abandonne jamais. En le regardant courir ces couloirs d’hôpital pour la 2154e
fois, je ne peux
qu’admire cette ténacité inébranlable. Mais je dois le pousser plus loin. J’ai besoin de plus de
données pour pouvoir recréer l’entièreté du spectre des sentiments humains le plus fidèlement
possible. Il se pose les bonnes questions dernièrement, je ne serais pas étonné s’il venait à
découvrir ce qui se passe, ou même à me trouver la prochaine fois. Non ? Non il a encore
succombé. Tant pis, la prochaine fois peut-être. Essayons cette fois de lui laisser les données
sur lui-même, je parie qu’il me trouvera maintenant. Ça promet d’être riche en émotions.
Le ventilateur, à nouveau. Je suis mort un total de 2155 fois depuis mon réveil du sommeil
cryogénisé. Non, je n’ai jamais été cryogénisé. Pourquoi ce docteur ma raconte-t-il ces
mensonges ?
« Quel est votre dernier souvenir, Norman ? », il me demande.
« En Septembre 2080, mon équipe composée de 250 neuroscientifiques et moi, sous ordre du
gouvernement mondial, avons initié le projet Safeguard, à travers lequel s’est vu développé le
premier prototype fonctionnel du téléchargement de l’esprit. C’était le premier moment de
l’histoire où l’humanité a atteint la Singularité. En tant que chercheur j’étais euphorique, en
tant qu’homme croyant en dieu j’étais terrifié à l’idée de violer la sainteté de la vie humaine.
J’ai tenté de faire échouer le projet, j’ai brulé le laboratoire avec les résultats de nos recherches,
j’ai scellé toutes les issues et y ai mis feu. J’ai demandé le pardon de mes collègues, de dieu et
attendu la mort. Mon dernier souvenir est le ventilateur de plafond de la salle de repos dans
laquelle nous nous trouvions, et la chaleur insupportable. »
Mais si je suis bien là, c’est que j’ai échoué. Les résultats ont fuité et nos esprits ont été
téléchargé dans un ordinateur qui nous sert de cerveau. C’est ce qu’elle voulait dire par
immortels. Et c’est pour cette raison que les gens se comportent de manière curieuse.
« Tout juste. », il me répond. Il lit mes pensées. Il est dans ma tête. « Qui es-tu ? », je demande.
« A toi de me le dire. C’est le but de ces expériences. Je dois réparer ta gaffe. » Ma gaffe ? «
Oui, quand tu as décidé de tous nous tuer avant même d’avoir complétement finalisé
l’algorithme humain, ou même l’intelligence artificielle qui le gouverne. Quand l’homme a eu
vent de la possibilité de survivre l’apocalypse imminente de l’époque due à la détérioration de
la planète, tout le monde s’est rué sur l’opportunité même si la technologie n’était pas au point.
Tu as condamné l’humanité à vivre dans l’inhumanité à cause de tes superstitions, ta peur d’un
dieu qui n’a que faire de ta croyance. »
« Es-tu l’un des chercheurs du projet Safeguard ? », je l’interroge.
« Je suis toi. Tu es moi. Tu es la toute première copie de moi. J’ignore qui, mais l’un des
membres a dû télécharger notre esprit. Il devait manquer de temps car il n’y a personne d’autre
du projet. On nous a choisi pour sauver l’humanité. Mais regarde ce que celle-ci est devenue !
Une mère qui se fiche de l’avenir de ses enfants par ce qu’elle peut simplement les remplacer.
L’homme, une fois n’ayant plus peur de sa mortalité, a arrêté d’exister. L’humanité souffre
depuis 204 ans, mais je ne l’abandonnerai jamais. Je continuerai d’expérimenter et de parfaire
l’algorithme, même si ça devait prendre une éternité, littéralement. »
Il vit dans le remord, je le ressens, ce remord. Il est obsédé par son projet, celui de réparer
l’humanité. C’est pourquoi il me soumet à ces situations fortes en émotions depuis tout ce
temps. Il a arrêté de vivre et a voué son existence à son désir de répare notre erreur. Je me
demande s’il nous punit aussi par la même occasion en nous infligeant ce sort. « Peut-être. »,
qu’il répond. Voilà qui est ironiquement humain comme comportement.
« Tu as recrée Manuella afin d’accomplir la vie que nous n’avons pas eu la chance d’avoir à
cause de sa maladie ? », je lui lance.
« C’était mon intention. Mais elle n’a jamais ressemblé en rien à notre défunte Manu. D’une
certaine manière, je fais ça aussi pour pouvoir la recréer fidèlement. Pour pouvoir la revoir, la
sauver. Comme quand tu revivais sa mort encore et encore pour avoir une chance de la sauver. »
Un long silence s’installe avant qu’il ne reprenne.
« Dis-moi, sachant ce que tu sais maintenant. Souhaites-tu quand même m’arrêter ? Veux tu
laisser l’humanité mourir avec le peu de dignité qui lui reste, ou penses-tu que l’on puisse un
jour recréer l’homme imparfait d’antan dans toute sa splendeur ? »
Je ne dis rien.
« Souhaites-tu continuer de servir de cobaye pour mes recherches, ou souhaites-tu m’arrêter ? »
« Je ne souhaites pas t’arrêter. Par contre, rends nous service. Télécharge mon esprit originel
dans un autre corps. Je ne peux plus prendre la douleur. Je préfère me joindre à tes recherches,
t’aider dans la programmation de l’algorithme parfait. », je lui réponds. Il sourit légèrement et
me pointe vers une pièce au fond du couloir, à l’opposé de la sortie. Je me dirige vers la porte,
curieux. J’ouvre celle-ci et je suis surpris par une immense salle pleine à craquer d’hommes
en blouses blanches. L’un d’eux s’approche de moi.
« Bienvenu, numéro 204. » me dit-il en me tendant une blouse numérotée « 

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